Les festivités ont donner lieu à une exposition de cent modèles rue Linois, dans le 15e arrondissement de Paris, non loin de l’emplacement de la défunte usine du quai de Javel. 4 500 personnes se retrouveront pour une garden-party géante entre citroënistes, petit peuple qui entretient avec l’automobile ancienne des rapports passionnément nostalgiques et avec l’automobile moderne des relations un brin désabusées. L’aura de Citroën tient à une posture risquée mais audacieuse : ne pas faire comme les autres.
En 1934, au milieu de la crise économique, apparaît un modèle totalement atypique : la 11 Légère. Plus connue sous le nom de Traction, elle multiplie les innovations : transmission aux roues avant, caisse autoporteuse et roues indépendantes. Cette voiture inaugure la Sainte-Trinité qui va susciter autour de Citroën une ferveur particulière que ses concurrents français ont toujours enviée. Après la Traction vient la 2 CV, qui impose avec une conviction désarmante son originalité décalée, ses choix à contre-courant et son humilité empathique.
Modèle populaire qui réconcilie villes et campagnes, la « Deudeuche » épatera son monde pendant quarante ans. La légende Citroën connaît son acmé en 1955 avec la DS, qui surprend mais, surtout, fascine, avec sa silhouette hiératique et la magie du recours généralisé à l’hydraulique qui, à l’arrêt, lui permet de s’affaisser sur ses roues dans un soupir. Ce ne sont pas des patrons visionnaires mais un artiste un peu allumé associé à un ingénieur surdoué qui portent l’étendard de ce non-conformisme flamboyant.
Côté style, le designer et sculpteur Flaminio Bertoni (1903-1964) a imaginé la Traction, la 2 CV et la DS, trois chefs-d’œuvre parfaitement différents. Quant à André Lefebvre (1894-1964), débauché de chez Renault, il a assuré de bout en bout la conception de ces trois Citroën cultes. La marque, qui adore surprendre, n’a peur de rien. Elle recourt à des matériaux assez inédits dans l’automobile (le toit en polyester de la DS, la carrosserie en ABS de la Méhari) et cultive les ambiances intérieures originales (la petite boule située à l’extrémité des commandes de la DS, le compteur de vitesse « tournant » de la GS).
Le constructeur adopte une conception bien à lui du confort avec des suspensions hydropneumatiques ou à long débattement et d’épais sièges en mousse. Sur le plan commercial, il est le premier à constituer un maillage serré de concessionnaires et témoigne d’un indéniable sens de la mise en scène. L’illumination de la tour Eiffel pour les besoins de sa communication publicitaire en 1925 et la fameuse Croisière jaune, menée à bien par des autochenilles (1931) marquent les esprits.
Ce penchant pour les choix tranchés et originaux aura permis au constructeur d’imaginer des voitures à nulle autre pareilles, souvent en avance sur leur époque, mais il l’aura aussi amené dans quelques impasses. Paris manqués, ratages parfois magnifiques ; plus souvent qu’à son tour, la firme du quai de Javel a manqué sa cible. Elle a englouti pendant des années des sommes considérables dans le moteur rotatif pour réaliser la GS Birotor qui ne sera vendue qu’à… 874 unités. Elle a intronisé la fastueuse SM juste avant le premier choc pétrolier, mis sur la route la catastrophique Axel ou la navrante Visa et son mémorable « satellite de communication » hérissé de commandes.
Depuis trente ans, le constructeur met un soin jaloux à manquer ses tentatives de renouer avec le haut de gamme avec la trop complexe et peu fiable XM, la C6 déjà vieille lors de son lancement ou l’improbable DS5. Dans le paysage automobile français, l’une des particularités de Citroën, et non des moindres, est son aisance dans l’univers politique. Son compagnonnage avec le Général fait partie de la légende du gaullisme. En 1940, à Londres, l’importateur londonien met une Traction à la disposition de De Gaulle et, lors de l’attentat du Petit-Clamart organisé par l’OAS en 1962, c’est grâce à sa suspension hydropneumatique que la DS présidentielle criblée de balles peut échapper aux tireurs.
Ces services rendus lui assureront une hégémonie durable parmi les voitures d’apparat mais, en parallèle, la firme aura su ménager son profil de clientèle interclassiste. Chez Citroën, les bourgeois en DS Pallas croisent les ouvriers en 2 CV ou en Dyane et les classes moyennes feront le succès des GS, BX et autres Xantia. Au cours de son siècle d’existence, cette marque n’aura pas été ménagée. En 1934, la sortie de la Traction coïncide avec un dépôt de bilan controversé – les créanciers se seraient entendus pour provoquer la chute d’André Citroën – qui fait passer l’entreprise entre les mains de Michelin.
En 1975, après une tentative avortée de rachat par Fiat, c’est Peugeot qui prend les commandes. Dès lors, le double chevron sera trop souvent condamné à produire des clones de la marque au lion et n’aura l’occasion de faire prévaloir sa fibre créatrice (BX, Xantia, C3 Pluriel…) que par intermittence. Aujourd’hui, amputé d’une part de sa substance depuis la sécession de la gamme DS et prié de ne pas gêner l’ascension de Peugeot, Citroën est contraint de jouer sur un registre (trop) limité, axé sur le confort et la quête du consensus. Dans l’automobile moderne, où les choix technologiques sont moins ouverts qu’autrefois et la marge de création stylistique plus réduite, il est devenu difficile de ne pas faire comme les autres.
Source : lemonde.fr - .Auto Plus Magazine