Ils prennent alors conscience des limites d’une stratégie strictement défensive, consistant à réduire la taille et la puissance de leurs modèles. Et décident, pour certains, de renouveler radicalement leur approche. La Chrysler Airflow, apparue en 1934 au salon de New-York, est sans doute l’expression la plus manifeste de ce changement d’orientation. La rupture la plus évidente est esthétique. Alors que les voitures ressemblaient à des caisses carrées et interchangeables, l’Airflow fait table rase.
Point de calandre verticale ni de long capot horizontal, mais une succession de courbes, avec une vaste grille de radiateur « en cascade » et des phares intégrés dans la carrosserie. Ces choix, affinés lors de tests en soufflerie – ce qui est alors fort rare –, font sensation. Chrysler n’avait pas tout inventé. La marque avait humé l’air du temps et saisi l’importance du courant Streamline, approche privilégiant les formes fluides et profilées dans le but d’optimiser la performance aérodynamique.
Elle est l’une des premières voitures à mettre en avant la protection de ses passagers. Chrysler installe aussi la mécanique en partie devant les roues et la banquette, juste devant l’essieu arrière, afin de libérer de l’espace tout en améliorant le confort. Le centre de gravité est abaissé et la répartition des masses mieux équilibrée. Accueillie avec un réel enthousiasme, la Chrysler Airflow fait un temps illusion, mais les ventes sont décevantes. Poussés par Walter Chrysler (l’ancien de patron de Buick avait créé sa propre marque en 1924) qui misait sur des choix en rupture, ses concepteurs sont allés trop loin, trop tôt.
Ce modèle en avance sur son temps n’est pas une voiture de designer, mais d’ingénieur, et son approche hyperfonctionnelle s’inscrit en partie à rebours de l’état d’esprit du consommateur. Alors que les conséquences de la crise sont encore palpables, déstabiliser le public s’avère contre-productif. Apparue en 1936, la Lincoln Zephyr inspirée elle-aussi du mouvement Streamline mais basée sur une ingénierie classique, raflera la mise.
En France, la Peugeot 402 de 1935, reconnaissable à ses phares regroupés derrière la grille de calandre, adoptera le même style baptisé « Fuseau Sochaux » et remportera un certain succès. La crise de 1929 enterre définitivement la Ford T en poussant l’automobile à s’émanciper d’une vocation purement utilitaire. Pionnière incomprise, la Chrysler Airflow a néanmoins fait école en popularisant la recherche de la performance aérodynamique et, aussi, la quête d’une différenciation esthétique plus poussée entre les marques et les modèles. Grâce à elle, les rondeurs vont s’imposer.
Jusqu’à ce que la croissance effrénée des « trente glorieuses » ne consacre le triomphe des angles vifs et des ailerons pointus des modèles des années 1950 à 1970.
Source : Jean-Michel Normand-Les crises dans le rétro