mercredi 17 juillet 2024

CLUB5A - REPORTAGE AUTO - Moteur....Action !....C’était un rendez-vous. !

«Qui n’a jamais aimé la vitesse, n’a jamais aimé la vie, n’a jamais aimé personne». Le cri du cœur de Françoise Sagan, dans son Bonjour tristesse de 1954, porte les germes d’une rébellion contre «toutes les lois de la maréchaussée, de la société et du désespoir». Narguez la mort, dépassez les limites autorisées, et voici que la transgression se mue en affirmation de soi. Plus je frôle l’abîme, plus je proclame mon attachement à l’ivresse de l’existence. 
Vivre plus vite, plus fort, comme on aime à mourir. Cet élan romantique trouve un écho vrombissant, dans un court-métrage en couleur de 8 minutes et 38 secondes tourné par Claude Lelouch en 1976 : C’était un rendez-vous. Une œuvre provocante pour l’époque, projetée en salle et sitôt retirée de l’affiche. On y voit un véhicule ou plutôt depuis un véhicule qui traverse Paris à tombeau ouvert, au mépris de toutes les règles. 
L’apologie du chauffard, filmée au ras des pavés, pour augmenter la sensation de vitesse! Même pas une course-poursuite, comme dans le Bullit de Steve Mc Queen en 1968. Mais un pur moment de transgression. La vitesse pour la vitesse. Dans une France giscardienne qui s’éveillait aux impératifs de la sécurité routière, après avoir connu plus de 18.000 morts sur les routes en une seule année... Lelouch n’a déposé aucune autorisation pour ce tournage. 
Et le soufre qui entourera ensuite l’interdiction de diffusion du film alimentera une légende: le pilote serait un coureur automobile dont le réalisateur cacherait l’identité pour le protéger d’éventuelles poursuites judiciaires. Les noms de Jean Ragnotti, Jacky Ickx, Jacques Laffite ou Jean-Pierre Beltoise furent avancés. Le silence de Lelouch entretiendra longtemps le mystère. Jusqu’à ce qu’il révèle, sur le tard, «c’est moi», «j’avais envie de le faire moi-même»,«l’intérêt de ce film, c’était de conduire». 5 heures 30, porte Dauphine. En ce matin d’août 1976 à la belle lumière naissante, Lelouch sait qu’il se lance dans une aventure délicate. 
Il a équipé la calandre de sa Mercedes 450 SEL personnelle d’une caméra sur châssis tubulaire. Atout de cette automobile qui faisait sa fierté: un V8 6.9 litres de 286 chevaux, la plus grosse cylindrée d’Europe de l’ouest après-guerre, boîte automatique à trois vitesses, gage d’une conduite sans à-coups, et puis surtout des suspensions hydropneumatiques dérivées de celles de la DS Citroën, pour une meilleure stabilité. Le cinéaste n’a pas droit à l’erreur. Il ne peut y avoir qu’une prise et une seule. La pellicule contient une quinzaine de minutes de film tout au plus. Seul réglage autorisé: une télécommande manuelle pour actionner, depuis l’habitacle, l’ouverture du diaphragme de l’objectif. 

Claude Lelouch prend le volant, accompagné de son chef opérateur, Jacques Lefrançois, et de son chef machiniste, Henry Quérol. Il doit rouler sans le moindre arrêt jusqu’à la fin. L’engin s’élance dans ce qui doit ressembler à une course folle: Arc de triomphe, Place de la Concorde, Le Louvre. On devine furtivement le Fouquet’s à droite des Champs-Elysées. Il n’y a pas un policier dans la ville qui s’éveille et aucune caméra de voie publique. Un rêve pour le contrevenant! La puissante berline frôle pourtant, au dire de son «pilote», les 200 km/h, mais les avis d’ «experts» le créditeront a posteriori d’un petit 140 km/h. Peut-être moins, à en juger par le temps qu’il lui faut pour doubler une 4L et une modeste 2CV sur les quais. 
Qu’importe! À l’image, l’effet est saisissant. Au carrefour de la rue de Rivoli et de la rue du Carroussel, sachant qu’il sera privé de toute visibilité, Lelouch a fait poster, par sécurité, son assistant de l’époque, Elie Chouraqui. Celui-ci, équipé d’un talkie-walkie, doit le prévenir d’un éventuel obstacle en approche. Aucun message de l’assistant sur l’autre émetteur-récepteur en veille dans la Mercedes. Lelouch fonce. Et passe sans encombre, pour attaquer de nouveau, entre l’Opéra, Pigalle et son Moulin Rouge. Ce qu’il ignorait, c’est que le talkie de Chouraqui était défectueux... 
 La 450 SEL passe a deux pas de l’actuel siège du Figaro, avant de piquer vers Montmartre. Rue Lepic, un camion de livraison obstrue le passage. D’instinct, Lelouche braque, change d’itinéraire, rallongeant la distance, obnubilé dès lors par la crainte que la pellicule ne se termine avant la fin de sa chevauchée. Dans les rues sombres, au petit matin, les pigeons s’envolent, sous la lumière des phares du bolide. La vitesse se métamorphose en un tableau poétique. Enfin, le Sacré-Cœur! Rétrogradage, freinage, une porte s’ouvre. Un jeune homme au pantalon à pattes d’éléphant bondit du véhicule et court, façon chabadabada, enlacer tendrement une femme en robe plissée qui gravit les marches. 
Il s’agit du mannequin Gunilla Friden, alors compagne de Claude Lelouch. Le silence vient de s’installer. On se souvient du claquement de la portière, du bruit des pas sur le trottoir, du tintement de l’angélus. Après une longue décharge d’adrénaline, un couple irradie, dans l’air léger des années soixante-dix. Cette ode à l’amour magnifié par la vitesse a conduit le père d’un homme et une femme à griller dix-huit feux rouges, emprunter une rue à contresens, rouler sur un trottoir. Heureusement que la prescription pénale le protège! Aujourd’hui les autorités n’hésitent plus à chasser les internautes qui postent sur la Toile les vidéos de leurs records d’imprudences. Lelouch, lui, laisse une œuvre d’artiste. Pour ajouter aux sensations du spectateur, il avait édité, le lendemain même de la prise de vue, une nouvelle bande-son pour son court-métrage, en enregistrant les rugissements, autrement plus éloquents, d’une autre de ses voitures, une Ferrari 275 GTB. La symphonie du V12 italien, ponctuée de crissements de pneus factices, a fait illusion. Et la censure, à l’époque, s’y est laissée prendre. Magie du cinéma.
Source : Laurel BMW of Westmont-lefigaro.fr